Préparatifs de Mission [libre]

Les jours de ravitaillement étaient toujours les pires pour marcher dans les rues. Ça, n'importe qui était capable de le dire. Tout le monde se précipitait au même endroit pour avoir ce qu'il voulait le premier. Pourtant, la nourriture était loin de manquer. Darius, qui avait étudié l'histoire, avait pour croyance que c'était un réflexe génétique de se ruer sur la nourriture et de craindre l'inanition depuis la grande famine de la quatorzième ère. Dans cette période funeste qui avait duré près de trois ans, la moitié de la population avait péri. Ce qui était intéressant de constater, c'est que la moitié de cette même moitié avait été mangée. Appétissant.

Darius avait dépassé un étal de fruits et légumes, attrapé une pomme – sous risque de perdre sa main sous celles des autres passants – et s'en était allé d'un bon pas. Il passait devant la maison familiale quand la voix l'interpella. Il y vivait toujours. Il était allé dire au revoir ce matin, car il était très attaché aux femmes de sa vie, les seules qui comptaient : sa mère et ses sœurs. Sa mère avait encore une fois – comme à chaque départ - quelques larmes quand il lui avait dit au revoir, et avait insisté pour qu'il prenne une bouteille d'huile supplémentaire, pour sa jambe qui commençait à se faire vieille. Soupirant, il avait glissé la bouteille dans sa poche en espérant ne pas en avoir besoin, pas dans la même poche que la pomme.

Il se retourna, cherchant la provenance de la voix, et son regard tomba sur une jeune femme plutôt jolie. Il ne lui donnait pas d'âge, son visage était à la fois juvénile et mûr, plein de douceur mais d'un petit quelque chose de farouche. Dommage qu'il ait eu à partir si tôt dans l'heure. Il aurait bien aimé faire sauter une donzelle sur ses genoux pour se détendre et s'assurer de dormir pour la nuit.

« Excusez-moi, vous êtes bien le lieutenant colonel Darius ? »

Il glissa la main dans sa poche en hochant la tête, puis amena la pomme à sa bouche pour la croquer avec appétit. Il avait tout à parier que ses hommes auraient seulement pris le minimum de fruits et légumes. Pour eux tous, ce qui comptait, c'étaient les protéines pures. Cette pensée fit rire Darius. C'était bien beau les protéines, mais ça prenait autre chose. Il avait aussi tout à parier que s'il voulait manger quoi que ce soit qui ait de l'allure, il devrait cuisiner pour tout le monde à tous les soirs durant toute la durée de la mission.

-C'est lui-même.

Un étrange oiseau vint se poster sur l'épaule de la jeune fille. Blanc. Darius pencha la tête vers son épaule gauche, et l'oiseau fit de même, tirant un sourire à l'homme, déridant son visage sérieux.

-Qu'est-ce que j'ai fait de mal ? dit-il, amusé.

C'était la force de l'habitude. Depuis toujours, quand on appelait Darius par son titre complet, cela lui rappelait quand sa mère l'appelait Domenic Theodore Darius, le tout en lui disant d'amener son petit postérieur d'enfant turbulent au plus sacrant. Lieutenant colonel avait le même effet, maintenant. Il préférait Darius. Il n'avait pas l'impression qu'il allait se faire gronder à chaque fois qu'on l'appelait.

[Tu t'apprêtes à lire un post constitué de ... gros caca. ]

Un coli ? Darius pencha la tête, mais de l'autre côté cette fois, intrigué. Il n'avait pas été question récemment de lui envoyer quoi que ce soit. C'était plutôt suspect. Il posa ses prunelles grises sur la jeune femme. Sa voix était douce, à la limite de la timidité ultime. Quel âge pouvait-elle bien avoir ? Il se prit à l'observer, peut-être avec un peu trop d'insistance, peut-être trop intensément pour une fille d'apparence si réservée. Il secoua la tête doucement, pour lui-même, pour se rappeler à l'ordre. Il ne savait même pas si elle était majeure, avait-il réalisé lorsque ses yeux étaient descendus jusqu'à la poitrine de la jeune femme-fille. Et il y avait cet étrange oiseau qui l'intriguait. Qu'était-il pour la fille ?

-Si vous acceptez de le prendre, ajouta la jeune fille, toujours sur le même ton hésitant.

Darius décida de lui donner dix-sept ans, et de s'en tenir à cette mesure pour le moment. Il ne lui donnerait pas plus, ni moins. Comme il croquait à nouveau dans la pomme, l'oiseau se posa par terre et leva les yeux vers lui, poussant un croassement strident. Animal stupide, songea-t-il. Pour cet homme, le seul animal qui valait la peine d'être possédé était le chien. Et peut-être même un chat, pour ces femmes célibataires qui n'avaient pas d'amis et d'amour. Il leva le regard vers la jeune femme. Peut-être que le piaf jouait le même rôle qu'un chat. Si c'était le cas, il pourrait toujours laisser son numéro à la jeune femme. Elle était mignonne. Ce serait bien qu'elle ait dix huit ans. Au moins. Il repensa à sa question et eut un petit sourire, décidant d'ignore l'oiseau pour le moment. La question de la jeune femme lui donna envie de rire.

-En fait, je n'ai pas vraiment envie de recevoir un colis. Gardez-le.

Il prit un air sérieux et grave, comme pour montrer qu'il ne plaisantait pas et que le colis pouvait effectivement rester dans les affaires de la jeune femme. Mais bien sûr, ce n'était pas sérieux le moins du monde. Il croqua à nouveau dans la pomme et il vit du coin de l'œil l'oiseau battre des ailes furieusement. Il se remit à sourire.

-C'est ce paquet ? dit-il avec son large sourire de séducteur en pointant l'étui à la forme allongé et un peu courbe.

Avec cette forme, cela pouvait être une arme. Il tendit le bras vers le paquet et retira la sangle de l'épaule de la messagère.

-Ça a l'air lourd, laissez-moi vous en débarrasser.

Il passa l'objet sur son épaule à lui, pas du tout conscient que ce qu'il venait de prendre était en fait le violon de la jeune femme. Il demanda s'il devait signer quelque chose, puis regarda l'oiseau qui battait toujours des ailes devant lui. Provocateur, Darius pris une nouvelle bouchée de son fruit juteux et l'oiseau prit son envol, visiblement furieux de se faire narguer de la sorte par un humain. Le soldat éclata de rire. Il n'aimait pas les animaux et aimait bien les embêter dès que l'occasion se présentait. Il ne voulait pas offusquer la jeune femme : cela semblait être son animal après tout. C'est pour ça qu'il essayait de ne pas rendre sa "querelle" trop voyante.

Darius fut déçu quand l'oiseau décida qu'il en avait assez de son petit jeu. Après tout, le soldat n'avait jamais eu de petit frère à embêter. C'était peut-être pour ça qu'il aimait enquiquiner les animaux… Nah, c'était tout simplement parce qu'il y prenait un malin plaisir d'enfant pourri. Il pencha la tête de côté pour porter attention au rire de la jeune femme : un rire aux éclats bien nets, doux à entendre. Puis, la livreuse pointa ce qu'il venait de soulever, lui indiquant son contenu : un violon. Darius n'était pas des plus doués pour la musique, aussi ne comprit-il pas le cadeau du premier coup, regardant le paquet avec un drôle d'air étonné, comme s'il le voyait pour la première fois. Qui pouvait bien avoir assez d'humour pour lui envoyer un truc pareil ? Et aussi, quel genre d'humour ? Parce que lui, ne voyait pas ce qu'il pouvait y avoir de marrant là-dedans. Un violon. Et puis quoi encore ? Un pipeau ?

La jeune femme lui sourit à nouveau, découvrant un air toujours un peu mystérieux. Quel âge pouvait-elle avoir ? Parfois il lui donnait moins de la majorité, et à d'autres moments, dépendant de ce qu'elle faisait ou disait, de l'angle des ombres et de la lumière, il lui en donnait plus. D'un autre côté, y avait-il vraiment de quoi s'étonner, venant d'un homme qui savait à peine faire la différence entre un manchot et un pingouin, si déjà il y avait une différence… Darius secoua la tête : c'est ce malheureux oiseau qui te fait penser à d'autres volatiles, se dit-il. Non, la raison pour laquelle il n'arrivait pas à donner d'âge à cette femme était … c'était parce que c'était vague. Il ne chercherait pas plus loin. Puis, comme pour le motiver à ne plus penser à ça, la jeune femme lui donna une bonne raison de se maudire en lui indiquant le bon paquet. Je me disais, aussi, songea-t-il.

-Vous savez jouer ?

Pour la peine, Darius faillit éclater de rire. Il lui tendit l'étui à violon, et prit possession de la vraie livraison. Pendant un moment, il détourna son attention de la jeune femme et examina la boîte. C'était, d'après la lourdeur, un équipement militaire. Le logotype sur le côté lui indiquait la provenance : c'était de la part de son cousin, un fabriquant d'armes qui lui envoyait toujours ses nouveaux modèles à tester avant de les mettre sur le marché. C'est lui qui lui avait envoyé son arme préférée, celle dont le numéro de série était tatoué sur sa nuque. Malheureusement, il l'avait testé positivement, le maniant avec une grande facilité. Il avait été mis sur le marché suite à ses recommandations, mais les gens s'en servant n'importe comment, il fut retiré des entrepôts, et le soldat du dire adieu à son chouchou. Il glissa la boîte sous son bras.

-Si je sais jouer, dit-il en redressant la tête vers elle, constatant par le fait même avec surprise qu'elle s'était avancée d'un pas et le toisait avec insistance. Eh bien, pour tout vous dire, la seule chose dont je sache jouer, ce sont des muscles.

Pour appuyer son propos, il releva la manche de son t-shirt, bandant le bras et faisant ressortir ce tatouage exposant une pinup blonde tenant un cabaret orné d'un dry martini. Puis, il éclata de rire. Il ne se prenait pas du tout au sérieux en faisant cela. Il aimait à passer pour un abruti musclé et sans cervelle. Cela incitait les gens à le prendre à la légère, à le sous estimer. Sa réputation de macho lui plaisait aussi, tant qu'elle n'arrivait pas aux oreilles de sa chère maman.

-Si vous voulez monter avec moi en haut, dit-il. Je n'ai pas d'argent sur moi, présentement.

Il lui indiqua la porte de l'immeuble, vers lequel il s'engagea. Il s'attendait à ce qu'elle le suive. Après tout, il tenait le paquet qu'elle lui avait livré, et il n'avait pas encore payé. Arrivé à son appartement, il posa la boîte sur la table et sortir un couteau suisse de sa poche pour entreprendre de l'ouvrir. Il était toujours curieux de savoir ce que son cousin lui envoyait. Il releva la tête, la jeune femme était là.

-Si vous me jouez un morceau, je double le pourboire, dit-il, souriant.